Quand les sciences sociales planchaient sur Fukushima…

Le 7 décembre 2012, un colloque au CNRS rassemblait économistes, sociologues et autres spécialistes ès sciences humaines aux côtés des chercheurs du nucléaire, dans une volonté de pluridisciplinarité, avec des sciences sociales qui entendaient bien tirer les leçons de la catastrophe de Fukushima…Sauf que depuis, le programme a été « recadré » si l’on peut dire, sous le pilotage bienveillant de l’IRSN. Certaines voix qui criaient à raison un peu plus fort que les autres ont été priées de se taire.

Un recensement alarmant


Depuis plus d’un an, des observateurs du monde entier (OMS, IRSN, organismes indépendants tels que la Criirad ou l’Acro) se rendent à Fukushima afin d’y étudier la radioactivité et son impact sanitaire et environnemental. Mais aussi ses impacts sociaux, économiques et politiques, notamment au travers de programmes de recherche impliquant des chercheurs français. Déjà les 17 et 18 septembre dernier, une conférence internationale « Risk after Fukushima : Crisis, disaster and governance » s’était déroulée au CERI-Sciences Po (Paris) pour présenter les premiers résultats du projet DEVAST. Le colloque NEEDS vient compléter le bilan situationnel de l’après-Fukushima.

Fukushima, un an après
Le colloque du CNRS faisait le bilan d’un an de recherches menées en toute indépendance par des chercheurs en sciences humaines. Un bilan, qui un an et demi après la catastrophe, reste lourd : la contamination des sols, étendue bien au-delà du site de l’accident, a conduit à l’exil des centaines de milliers de personnes ; les installations endommagées de la centrale, dont une piscine de refroidissement emplie de barres de combustible, restent à sécuriser, le risque de catastrophe nucléaire étant toujours élevé pour peu que survienne un nouveau séisme d’envergure, comme celui du 7 décembre dernier, par exemple, au Nord-Est du Japon qui a atteint 7.4 degrés sur l’échelle de Richter ; les denrées alimentaires sont pour une bonne part contaminées ; et le pays a subi une crise politique majeure, le gouvernement s’avérant incapable de gérer pleinement les suites de la catastrophe. Vivre dans le Japon de l’après-Fukushima s’avère, pour les populations des territoires contaminés, être toujours quelque peu chaotique…


Une société chamboulée
Déjà à l’ automne 2012, le projet DEVAST qui rassemble des chercheurs japonais et français autour de l’étude de l’évolution de la perception du risque dans la démocratie rendait son premier bilan : à l’occasion d’une réunion informelle avec la presse le 17 septembre, les chercheurs japonais du projet ont souligné la difficulté des autorités à faire face à la désorganisation de la société qui a suivi la catastrophe. En effet, quelques 340 000 personnes (sur les 128 millions d’habitants du pays) ont quitté leur logement pour cause de contamination radioactive. Certains sur ordre du gouvernement, d’autres (40% d’entre eux), de leur propre initiative au fur et à mesure que les informations sur les radiations arrivaient (en particulier grâce aux initiatives citoyennes de Crowd sourcing répercutant sur internet les mesures réalisées selon un quadrillage GPS très précis…)
Ces mouvements de population n’ont pas été sans traumatisme, les gens ayant été obligés du jour au lendemain de quitter maison et travail pour occuper des logements provisoires, aménagés à la hâte par une politique de logement complètement chaotique. Chômage, suicide, dépression et exclusion (les gens de la zone interdite autour de Fukushima sont par exemple interdits de bains publics) font désormais partie de leur quotidien. Et le nombre de divorces a augmenté.
En mars 2012, des indemnisations ont enfin été décidées par le gouvernement pour les populations évacuées, fonction du taux d’irradiation de leur zone de provenance (voir encadré 1) . Elles n’ont pour beaucoup d’entre elles pas encore été versées. « Quant aux personnes qui sont parties de leur plein gré, elles ne perçoivent, elles, aucune indemnité. » résume l’un des responsables du projet DEVAST, le Pr. Noiyuki Ueda, anthropologue à l’Institut de Technologie de Tokyo. Pourtant les zones d’où elles proviennent sont parfois fortement exposées à la radioactivité ! Comme celles de la ville de Fukushima, pourtant située à 70km de la centrale…

Comment le gouvernement gère-t-il les populations concernées ? Thierry Ribault, chercheur au CNRS, à Fukushima


Des chiffres et des mesures
« La gestion de la catastrophe de Fukushima par les autorités est une réussite extraordinaire », note amèrement Thierry Ribault, chercheur CNRS en économie en poste à la Maison franco-japonaise au Japon et responsable d’un projet de recherche au sein du programme NEEDS. Elle a permis de ne pas faire bouger la masse de gens qu’il aurait été nécessaire de déplacer ! La contamination a voyagé avec le vent, s’éloignant de la centrale pour atteindre des zones à densité de population élevée. Comme le rappelle le chercheur, « Le panache de Cesium 134 et 137 émis lors de l’accident a arrosé très loin.  Ainsi, à Fukushima, des mesures indépendantes menées par la CRMS montrent une irradiation 3 à 4 fois supérieure à celle que l’on relève près de la centrale, à 70km de là ! ». Mais pourquoi ces chiffres ne sont-ils pas pris en compte par les autorités ? C’est que la densité de population est beaucoup plus élevée en ville qu’en zone agricole, donc beaucoup plus difficile à déplacer !

Quelle est la situation de la ville Fukushima ? Thierry Ribault est chercheur en économie au CNRS, en poste à la Maison franco-japonaise à Tokyo.


Dans la ville de Fukushima, l’organisation non gouvernementale Greenpeace a mené une campagne de mesures au mois d’octobre 2012, confirmant la contamination élevée de la ville de Fukushima (tout comme celle d’Iitate, reclassée en partie en « aire 2 » depuis le mois de juillet). Et a voulu éprouver la volonté de transparence des autorités en matière d’informations aux citoyens. Les autorités ont en effet installé de nombreux appareils de mesure dans la ville de Fukushima, qui affichent les doses d’exposition à la radioactivité. Greenpeace a donc testé 40 de ces appareils et constaté que les résultats étaient bien en deçà de la réalité, puisque, selon l’organisation, « dans 75% des cas, les mesures relevées à 25 m de l’appareil affichaient des doses 6 fois plus élevées ! ».
Outre les mesures de radiation, des programmes de surveillance sanitaire se sont aussi mis en place, dont un programme de contrôle de la thyroïde chez les enfants de moins de 18 ans. Les premiers résultats, présentés le 11 septembre dernier à Tokyo, se veulent aussi très rassurants, n’annonçant qu’un cas de cancer de la thyroïde diagnostiqué sur 80 174 enfants. En fait, «ce cas de cancer ne peut être ramené qu’à une population de 14 enfants ayant effectivement subi tous les examens nécessaires », dénonce Thierry Ribault dans une analyse plus poussée. Or sur ces 80 174 enfants ayant subi une première échographie de dépistage, 387 sont toujours en attente d’examens complémentaires.


Vers l’arrêt du nucléaire au Japon? 
Avant Fukushima, le nucléaire représentait un moins du tiers (28%) de la production d’énergie du pays et il était envisagé de le développer pour qu’il en produise un peu plus de la moitié (53%) d’ici 2030. La catastrophe du 11 mars a soulevé des mouvements citoyens qui avaient conduit le gouvernement à annoncer, le 14 septembre 2012, l’arrêt total de la production d’électricité par l’énergie nucléaire d’ici 2039. Un arrêt ne signifiait pas alors pour autant l’arrêt de l’industrie japonaise du nucléaire. Le Japon exporte en effet ses centrales à des pays en voie de développement (comme l’Indonésie par exemple, dans des zones à risque sismique élevé), intégrant désormais, fort de son expérience, un plan de gestion des catastrophes . Et avait annoncé en juin 2012 vouloir relancer sa production de plutonium, ce que certaines analyses ont attribué à une volonté, nouvelle, de se lancer dans la fabrication d’armes nucléaires. Le résultat des dernières élections législatives, le 16 décembre 2012, montre à quel point cette décision d’arrêter les centrales était une manœuvre électorale visant à la simple récupération des voix chez les citoyens anti-nucléaires. Car le parti nouvellement élu, le PLD (Parti des Libéraux-Démocrates), programme de relancer le nucléaire à tout va, après avoir durant plus de 30 ans contribué à son essor !

Une inversion paradoxale du désastre
Depuis plus d’un an, les informations scientifiques sur l’impact humain de la catastrophe de Fukushima sont contradictoires, souvent tues ou minimisées par les autorités, rappelant à quel point le nucléaire est, au Japon comme ailleurs, politiquement lié à l’industrie qui le développe. Néanmoins, fait nouveau, la catastrophe a replacé dans le monde entier la question nucléaire au centre des débats publics. Même si son incidence sur les décisions politiques en matière d’orientation nucléaire aura été faible, ont rappelé les chercheurs du programme SHS de NEEDS. « La catastrophe de Fukushima a conduit le CNRS à repenser le rôle des sciences humaines et sociales dans la recherche sur le nucléaire, et sur les choix en matière d’énergies », précise Sandra Laugier, philosophe, directrice adjointe scientifique de l’Institut des Sciences Humaines et Sociales du CNRS, qui pilote depuis un an le défi SHS NEEDS. « Notre but en lançant ce programme était de soutenir des recherches scientifiques indépendantes, sur les conséquences immédiates et à long terme de la catastrophe japonaise, mais aussi sur la société nucléaire en général, sur ce qu’elle implique pour les humains. » De fait, il est probable que ces travaux bénéficient à l’élaboration des lignes de conduite des prochains débats publics sur la transition énergétique et le nucléaire.
Restera à savoir pourquoi, deux ans bientôt après Fukushima, rien n’a vraiment changé dans les politiques publiques de l’énergie en France et au Japon quant à la place du nucléaire… « comme si la catastrophe avait renforcé le nucléaire, en dépit du choc et de la révolte induits chez les populations » note Sandra Laugier. Cette paradoxale inversion du désastre, et les stratégies et argumentations politiques qui l’ont soutenue, sera certainement l’objet des réflexions des chercheurs du CNRS et des universités dans la suite du programme lancé en 2012.


Pour en savoir plus :
Fukushima, un an après Premières analyses de l’accident et de ses conséquences Rapport IRSN de mars 2012


Rapport sur les doses reçues par les populations japonaises au cours de la première année suivant l’accident de Fukushima. Rapport OMS de mai 2012

 Des risques environnementaux toujours à l’étude
Cet été, l’accent a été mis sur le risque d’effondrement de la piscine remplie de barres de combustible de la centrale de Fukushima. Ce risque est bien réel, mais loin d’être un scoop, est connu depuis le début .
Le danger de la piscine de Fukushima est connu de puis longtemps !
 En revanche, les travaux scientifiques portant sur l’évaluation scientifique  des conséquences de la catastrophe nucléaire sur l’environnement commencent à  paraître  : le 9 août 2012 dernier, un article de la revue Nature  a ainsi établi  des anomalies de développement morphologique dans  une espèce de papillon bleu, « Zizeeria maha », très commune au Japon : apparaissant dès la première génération   après l’accident, ces mutations  seraient en outre héritables (affectant les cellules germinales), se retrouvant à la 3ème génération (1) . Des travaux, menés par une équipe japonaise, que l’IRSN a estimé sérieux et originaux, même si ils ne tiennent pas compte de la contamination interne liée à l’absorption des végétaux. Le 26 octobre 2012, au tour de la revue Science  de publier un article rapportant que 40% des poissons pêchés au large de Fukushima présentent des doses de césium les rendant non consommables. Ce qui fait dire à son auteur, Ken Buesseler, chimiste américain, que la centrale de Fukushima continue à fuir ou que les fonds marins sont contaminés.  

(1) Hiyama et al. « The biological impacts of the Fukushima nuclear accident  on the pale grass blue butterfly » , Scientific Reports, 2 :   DOI: 10.1038/srep00570 1

(2)  Buesseler K « Fishing for answers off Fukushima » Science 26 October 2012:  Vol. 338 no. 6106 pp. 480-482 DOI: 10.1126/science.1228250

EN SAVOIR PLUS

Synthèse des informations disponibles concernant la contamination des denrées alimentaires à la suite de l’accident de Fukushima, IRSN, juillet 2012

Etat des lieux de l’avancement des travaux de decontamination dans la Préfecture de Fukushima, juillet 2012 .

Rapport sur l’exposition des travailleurs les plus exposés au cours de la phase d’urgence radiologique. Rapport de l’Investigation Committee on the Accident at Nuclear Power Stations of Tokyo Electric Power Company de décembre 2011

Rapport de la commission d’enquête indépendante commanditée par le Parlement japonais sur l’analyse du traitement de la situation par l’opérateur et le gouvernement. juillet 2012

Cancer de la Thyroïde, des chiffres manipulés , Rue 89 2012



Sigles utilisés

  • OMS Organisation Mondiale de la Santé
  • IRSN Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire
  • Criirad Commission de Recherche et d’Information Indépendantes sur la Radioactivité 
  • Acro Association pour le Contrôle de la radioactivité dans l’Ouest
  • DEVAST (Disaster Evacuation and Risk Percepetion in Democracies) est un programme soutenu par l’ANR (Agence Nationale de la Recherche) et la JSTA (Japan Science and Technological Agency). Il porte sur l’évolution de la perception du risque dans la démocratie.
  • NEEDS (Nucléaire : Énergie, Environnement, Déchets et Société) est un programme interdisciplinaire lancé par le CNRS début 2012, pour une période renouvelable de cinq ans. Un programme  spécifique,« Fukushima : un an après » , y a été développé, entièrement financé par le CNRS.
  • L’indemnisation est calquée sur le zonage défini depuis avril 2012 . Pour les ex- habitants de l’area 3, elle s’élève à 60 000 euros, soit le montant compensatoire de leur maison,
  • CRMS : Citizen Radiation Measure Station, homologue japonais de la CRIIRAD





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