Des gènes sous influence

Que sait-on aujourd’hui des interactions entre l’environnement et les organismes vivants ?  Une interview du Professeur Jean-Claude Ameisen **,   président du Comité d’éthique de l’INSERM * et membre du Comité Consultatif National d’Ethique.

On dit que l’environnement agit jusque sur le développement de tout être vivant. Cela est-il établi aujourd’hui ? 

Tout organisme vivant est en interaction avec l’environnement. Cela commence dès la fécondation : l’embryon se développe dans une succession d’environnements qui lui sont propres et vont influer sur sa croissance et sur sa formation… Par exemple, la température extérieure dans laquelle se trouvent les œufs de certaines tortues ou des crocodiles joue  sur la production des hormones sexuelles dans le cerveau des embryons qu’ils contiennent et donc sur la construction d’un corps mâle ou femelle. Chez certains poissons, c’est l’environnement social qui peut, à l’âge adulte, entraîner un changement de sexe. Et chez les insectes sociaux, comme les abeilles, deux cellules-œuf génétiquement identiques se développeront, selon la nourriture fournie par les ouvrières ou les phéromones émises par les reines, soit en une petite ouvrière stérile qui vivra environ deux mois, soit en une grande reine féconde qui pourra vivre plus de cinq ans ! Si on a longtemps cru que ces différentes façons de construire des corps et des destins radicalement différents à partir des mêmes gènes étaient une exception propre à ces espèces, on sait que le processus est présent chez tous les organismes vivants.

Que deviennent nos gènes, d’ailleurs, dans cette histoire, après la naissance? Pouvons-nous agir sur leur fonctionnement, et donc sur notre vieillissement, et certaines de nos maladies ?

Depuis une dizaine d’années a émergé un nouveau domaine de recherche : l’épigénétique, c’est-à-dire l’étude de tout ce qui vient en plus des gènes (leur(s) environnement(s) et ce qui fait qu’ils vont être utilisés et avoir des effets qui vont être très différents). L’environnement non seulement joue sur la façon dont le corps va se construire puis fonctionner mais nous modèle aussi en permanence, tout au long de la vie, selon un équilibre dynamique : il existe toute une gamme de réponses possibles des individus face  à la complexité des facteurs environnementaux à laquelle ils sont soumis. Et, bien plus qu’un seul facteur donné, c’est une succession d’environnements qui, à des titres divers,  vont agir sur la façon dont chaque cellule va utiliser les informations contenues dans les gènes. Par exemple, chez l’homme, des travaux récents montrent que de vrais jumeaux, c’est-à-dire deux personnes génétiquement absolument identiques, vont acquérir, au cours de leur vie,   même dans des environnements semblables, peu à peu,  des manières différentes d’utiliser des mêmes gènes, différences  qui participent à la construction de leur singularité biologique.

 A-t-on identifié des facteurs prépondérants ? On parle par exemple beaucoup de l’alimentation…Que restera-t-il d’ailleurs  de ces modifications aux générations futures ?

Que les radiations nucléaires provoquent des mutations génétiques dans les cellules y compris reproductrices est connu depuis la découverte de la radioactivité. Il peut être plus compliqué de déterminer l’impact d’autres facteurs de l’environnement. Pour ce qui est de l’alimentation,  on sait que la nourriture agit sur la méthylation de l’ADN, une réaction chimique qui a pour effet d’activer ou d’inactiver l’expression de certains gènes. Un régime peu calorique et pauvre en graisses est réputé depuis longtemps contribuer à notre bonne santé. Mais pas de façon isolée : on sait qu’il faut y ajouter un peu d’activité physique par exemple ! Quant à la transmission  de modifications   acquises par les parents et attribuées à l’alimentation (comme l’obésité par exemple) aux enfants… N’est-ce pas plutôt que les enfants mangent ce que mangent les parents ? Ne  s’agit-il pas ici moins d’hérédité par transmission, que d’un environnement culturel transmis pour reproduire les mêmes conditions de  réinitiation ? Toutes ces études sont très complexes. Récemment, une étude américaine (1) a consisté à nourrir des souris mâles  avec un régime faible en protéines et d’autres normalement, alors que toutes les souris femelles étaient nourries normalement. Les rejetons des souris mâles nourries avec le régime faible en protéines présentaient des modifications dans les gènes impliqués dans la synthèse des lipides et du cholestérol, alors même qu’ils n’avaient pas été mis en contact avec leur père…

Nos comportements  peuvent aussi sembler suivre une transmission biologique héréditaire. Une  étude  menée chez l’animal durant les années 1990 a consisté à étudier des lignées de rats et de souris de laboratoire  qui se distinguaient à l’âge adulte par différents degrés d’anxiété  associés à des différences, dans certaines régions du cerveau, de la quantité de récepteurs pour certaines hormones.  Ils ont eu l’idée de confier un nouveau-né d’une lignée génétique à comportement calme à une mère adoptive d’une lignée génétique à comportement anxieux, et inversement…et   ont constaté  que le nouveau-né manifestait, à l’âge adulte, un comportement et des caractéristiques cérébrales similaires à ceux de sa mère adoptive, et non à celui de ses parents génétiques.  Mais la  véritable découverte a été que si le nouveau-né confié à une mère de substitution était une femelle, celle-ci allait donner elle-même naissance à des descendants qui, à l’âge adulte, auraient les mêmes comportements et les mêmes caractéristiques cérébrales que leur grand-mère adoptive, et non que leurs grands-parents génétiques ! Il n’y avait donc pas ici de transmission sous  forme biologique de ce qui avait été acquis dans l’environnement, mais réinitiation à chaque génération d’une façon particulière d’utiliser des gènes dans certaines cellules, reconstruisant à chaque génération le même type de conséquences.  Ceci nous montre que l’environnement, souvent réduit à une liste de facteurs nocifs ou pas, n’est pas qu’inerte :   la dimension d’environnement relationnel est essentielle. La manière dont la souris s’occupe de son rejeton va interagir avec la façon dont son corps va se développer.

Mais l’impact des relations sociales sur l’expression ou non des gènes est-il  scientifiquement mesurable ?

On peut revenir sur l’étude menée chez ces nouveaux-nés souris ou rats confiés à des mères anxieuses ou calmes. L’explication, apportée en 2006, est que le comportement anxieux de la mère entraîne chez le nouveau-né le « blocage », dans certaines cellules de son cerveau, du gène permettant la fabrication d’un récepteur pour une hormone, induisant  chez lui  un comportement anxieux. Alors qu’à l’inverse, le comportement calme de la mère a pour effet le maintien de l’activité de ce gène… Une autre étude a consisté à placer des souris dans des tubes de sorte qu’elles ne pouvaient plus bouger. Entièrement passives, dans cet environnement que l’on peut qualifier de pauvre, elles n’étaient sorties de leur tube que pour être nourries. Ce « stress sans agression » a eu des conséquences biologiques rapides : en 48h, leur système immunitaire s’est  effondré…Les chercheurs ont ensuite montré que chez les souris présentant déjà une déficience du système immunitaire, ce stress restait sans effet. De même, chez les souris auxquelles on donnait des opiacées. Ils en ont conclu que ce stress sans agression agissait sur le fonctionnement cérébral en inhibant la secrétion d’opiacés, puis en détruisant le système immunitaire. L’environnement affectif, lié au développement de relations humaines et de la confiance que l’on porte à autrui a certes des effets sur le fonctionnement du corps. Être gentil avec quelqu’un a sûrement aussi un effet biologique. Une  étude a consisté à inculquer à des souris le gène de la maladie d’Alzheimer et à d’autres celui de la maladie de Huntington et à d’autres celui de la maladie de Parkinson. Selon que les souris étaient dans un environnement riche ou pas, elles exprimaient ou non les gènes responsables de ces maladies ! Autant de preuves que chez l’animal, l’état mental et la qualité des relations sociales ont une influence majeure sur le développement même des maladies.

Chez l’homme, on peut citer les études menées sur l’effet placebo,  qui établissent là encore un impact biologiquement quantifiable : des malades de Parkinson auxquels on a donné un  placebo de leur médicament habituel (la L-Dopa), se sont mis à produire d’eux-mêmes plus de dopamine. Tout comme des malades atteints de douleurs de la face, auxquels on a donné des placebos d’antalgique et qui se sont mis à produire  des opiacés. En somme, croire que l’on va aller mieux fait déjà aller mieux. Confirmation dans l’étude, parue en décembre 2010  sur  l’effet placebo, menée pour la première fois auprès de patients clairement informés par les médecins eux-mêmes qu’ils prenaient un placebo,  mais aussi des modalités d’action de cet  effet : un effet réel, en réponse à une substance ingérée que le corps assimile comme efficace,  en laquelle on croit ou non, mais  que l’on s’applique scrupuleusement à prendre.  Chez ces patients, on a constaté une amélioration globale des symptômes et de la qualité de vie  près de deux fois supérieure à celle ressentie par ceux qui n’avaient rien pris !   Rien que le « rituel médical » et les explications détaillées du médecin lors de la prescription du traitement semblent ainsi avoir un effet positif. Confirmant au-delà de la connexion corps-esprit,  le pouvoir thérapeutique qu’ont à eux seuls la parole, la confiance et l’espoir, autant d’éléments-clés des relations humaines !

Et la société dans tout cela ? Agit-elle aussi sur notre santé ?

En 2006, la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme soulignait que l’espérance de vie et l’état de santé étaient soumis, en France plus qu’ailleurs en Europe, à des facteurs socio-économiques. Par exemple, il a été établi qu’un cadre supérieur de 35 ans avait chez nous une espérance de vie supérieure de plus de 7 ans, en moyenne, à celle d’un ouvrier qualifié du même âge. Autre exemple, on sait bien que les cas d’obésité sont plus fréquents dans les pays  riches chez les personnes défavorisées. Il ne faut pas oublier que les maladies ont des causes biologiques mais aussi sociales, économiques et culturelles : les modalités d’organisation de la vie sociale se traduisent aussi en termes de maladies et de mort. C’est pour cela qu’il reste fondamental de favoriser l’insertion sociale, la solidarité, l’absence de discrimination et d’exclusion. Pour permettre à chacun un accès réel à la possibilité de vivre, comme les autres, parmi les autres, avec les autres…

(Propos recueillis par Clara Delpas)

(1) Rando O et al., Cell, Volume 143, Issue 7, 1084-1096 (23/12/2010)

 (2) Lembo A et coll., PloS ONE (décembre 2010)

* INSERM : Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale

** Jean Claude Ameisen  est  l’auteur de La Sculpture du vivant. Points Seuil, 2003 et Dans la Lumière et les Ombres. Darwin et le bouleversement du mondeFayard, 2008. Il anime une émission sur France Inter « Sur les épaules de Darwin  ».

 

 

Posted in Non classé.