Les fruits inattendus de Fukushima

octobre 2012 Novethic

Le 14 septembre, le gouvernement japonais a annoncé au monde entier l’arrêt du nucléaire civil au Japon d’ici la fin des années 2030, tout en ne renonçant ni à la construction de nouveaux réacteurs ni à la production de plutonium. Il a de plus  ouvert la voie à de nouveaux marchés à l’étranger et adopté un amendement à la loi qui interdisait le recours à l’arme nucléaire.

Critiqué pour ses mensonges et son incapacité à gérer correctement les migrations de populations consécutives à l’accident,  le gouvernement japonais semble avoir tenu compte des manifestants, qui, tous les vendredis,   depuis mars 2012, se réunissaient devant le Parlement, grossissant leur nombre de 300 au début, à plus de 100 000 fin juillet… En partie seulement, car pour tous ces citoyens qui demandaient l’arrêt immédiat des centrales, 2039 reste une perspective lointaine. Et, d’ici là le développement des énergies renouvelables devrait s’intégrer dans un mixte énergétique autorisant la reprise d’activité de certaines centrales, dont, pour l’heure seules 2 ont été rouvertes (sur les 54 que comptent le pays). D’ailleurs,   le ministre japonais de l’industrie et de la Technologie a confirmé, dès le 15 septembre, la poursuite de la construction de deux réacteurs nucléaires.

Au cours d’une rencontre informelle avec la presse française, le 17 septembre, à l’IDDRI (Paris), des chercheurs japonais du programme DEVAST (Disaster Evacuation and Risk Perception in Democracies) [1] ont rappelé “le poids (trop) important de l’industrie nucléaire au Japon”. « Les municipalités dépendent du financement des industriels du nucléaire. Celle de Fukushima par exemple a autorisé l’implantation de la centrale dans une zone qu’elle savait être à risque sismique  et de tsunami » a précisé le professeur Shunji Matsuoka, de l’Université de Waseda.  Il a également rappelé le contexte politique particulier du moment : la tenue des prochaines élections en janvier 2013 dans le pays et le besoin pour le PDJ au pouvoir de regagner des électeurs. Car, si le LDP venait à repasser, il réviserait certainement la décision, ne pouvant  pas se mettre en porte-à-faux compte tenu de son rôle passé dans la nucléarisation du pays. Or un récent sondage a   confirmé que 70% des japonais interrogés étaient pour un arrêt total du nucléaire.   Mais quand bien même la décision d’arrêter les centrales serait maintenue, l’industrie nucléaire japonaise a plus d’une corde à son arc.

Les nouveaux débouchés de l’industrie nucléaire civile

Car  le Japon exporte des centrales nucléaires vers des pays en voie de développement (Vietnam, Indonésie, Philippines, Turquie, Lituanie), y compris  dans des zones à risques sismiques similaires à ceux de Fukushima. “Aux Philippines, les constructeurs japonais réhabilitent l’ancienne centrale nucléaire de Bataan, construite durant les années 1970 par Westinghouse, dans une zone fortement sismique qui jouxte le Mont Pinatubo. Au Vietnam, ils vont construire la première tranche du site de Ninh Thuan, situé au bord de la mer de Chine, dans une région côtière particulièrement exposée aux inondations, aux typhons et à des raz-de-marée ayant déjà atteint des hauteurs de 18 m” précise, depuis le Japon, Thierry Ribault, chercheur en économie   pour  la mission interdisciplinaire NEEDS (“Nucléaire : Énergie, Environnement, Déchets et Société », lancée au sein du CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique) début 2012 pour une durée de 5 ans.) Des négociations sont en cours avec le Brésil, l’Inde, l’Afrique du Sud et le Mexique. Et un accord a été passé avec les États-Unis pour y installer la  première centrale nucléaire depuis 34 ans.  Tirant eux aussi leurs leçons de Fukushima, les industriels sont parvenus à transformer la gestion du désastre en argument commercial. Le Japon peut ainsi se présenter désormais comme expert  en catastrophe, et vendre, en plus de ses centrales, des plans de compensation pour les victimes éventuelles d’accidents nucléaires ! L’accord signé avec le Vietnam rappelle même à ce propos « qu’il est un devoir (pour le Japon) de partager au monde les expériences et les leçons de l’accident nucléaire de Fukushima » .

Par ailleurs, le Japon détient 157  tonnes de plutonium, dont une centaine sur les sites de ses centrales nucléaires, le reste étant parti dans les centres de retraitement : 45 tonnes se trouvent ainsi en Europe, prêts à être utilisé comme nouveau combustible (10 tonnes  au Royaume Uni, 35 en France). Or le 1er  juin, des officiels de l’industrie nucléaire japonaise ont annoncé vouloir dans les prochains mois produire une demi-tonne de plutonium supplémentaire.  Commentaire du professeur Frank von Hippel de l’Université de Princeton, une autorité mondiale en matière de non prolifération nucléaire : « C’est de la folie, il n’y a aucune raison de faire cela». Si ce n’est de vouloir légitimer l’existence du site de Rokkasho , dans le Nord du Japon.  Ce dernier, monté en partenariat il y a 20 ans avec Areva, n’a pour l’instant pas fonctionné plus de deux mois.   « Et coûterait trop cher à démanteler, précise Thierry Ribault. Or à pleine capacité, le site peut produire chaque année  8 tonnes de plutonium.  De quoi faire 1000 bombes atomiques. » Et devenir exportateur d’ armes.

Vers la bombe atomique japonaise ?

Que le Japon se mette à fabriquer des armes nucléaires reste pour l’heure impossible. Mais des évolutions très récentes le laissent envisager : le 15 juin, un amendement passé quasiment inaperçu a été apporté à la loi fondamentale japonaise sur l’énergie atomique, qui stipule que la recherche et l’utilisation de cette énergie ne peuvent être menées qu’à des fins pacifiques et dans le but de défendre des principes de démocratie, d’indépendance et de transparence. L’amendement établit désormais que « la politique nucléaire du Japon doit contribuer à la sécurité nationale ». La question du développement d’un arsenal nucléaire pour la défense du pays a été aussitôt soulevée par un député de l’opposition (PLD). Ce à quoi les députés de la majorité (DPJ) lui ont répondu qu’il s’agissait simplement « de rassembler tout ce qui concerne le nucléaire sous la même loi : la sûreté  nucléaire, le contrôle des garanties de l’AIEA (Agence Internationale pour l’Energie Atomique) visant à empêcher l’utilisation militaire de matériaux nucléaires et la sécurité nucléaire contre le terrorisme. »

Il ne manquerait cependant plus que l’article 9 de la constitution nationale soit assoupli pour que l’armement nucléaire japonais ait les coudées franches :  l’article 9 établit en effet que le Japon doit renoncer à la guerre comme mode de règlement des conflits internationaux.  « Mais cette révision semble tout à fait plausible », pronostique Thierry Ribault, « au vu de récents sondages d’opinion qui révèlent que 56% des opinions y sont favorables (contre 47% voici 3 ans) … » . Ce nouveau cadre législatif pourrait alors inspirer  la Corée du Sud à revendiquer elle-aussi sa souveraineté nucléaire. Et entraîner une course à l’armement dans la zone asiatique, où les tensions politiques sont actuellement très nombreuses. « Des perspectives pour le moins inquiétantes, souligne Thierry Ribault, mais qui révèlent  aussi que le désastre de Fukushima porte les fruits les plus inattendus. »

The « Bright Future » of Japan’s Nuclear Industry    


[1] DEVAST (Disaster Evacuation and Risk Percepetion in Democracies) est un programme soutenu par l’ANR (Agence Nationale de la Recherche) et la JSTA (Japan Science and Technological Agency). Il porte sur l’évolution de la perception du risque dans la démocratie.

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