L’intelligence artificielle explose… mais est-ce une excuse suffisante pour que les journalistes se laissent aller à la bêtise naturelle? À l’heure où l’on combat de manière si véhémente les fake news, ils ont, et dans le monde entier, rivalisé de débilité en évoquant l’histoire de ce « robot fonctionnaire municipal modèle à la mairie de Gumi, qui se serait suicidé, en se jetant dans les escaliers, victime de harcèlement au travail ou de Burn-out… »
Le 20 juin 2024, aux alentours de 16h, le robot de la mairie de Gumi a été retrouvé en pièces détachées au pied des escaliers allant du deuxième au premier étage (et réciproquement). Peu avant, les employés l’auraient vu « tourner en rond près de l’escalier, comme s’il y avait quelque chose »…. Le robot était en service depuis le mois d’août 2023. Mis au point par la société californienne Beat Robotics, il avait été construit dans l’ usine, Inbots, située à Gumi, ville industrielle du centre de la Corée du Sud qui aimerait devenir le fleuron de la robotique, prochain moteur de croissance économique du pays. Rapportée par le Daegu Ilbo le 23 juin, cette histoire a été reprise dans la presse mondiale, et notamment en France, où du tout premier article paru - celui du Parisien, au Figaro en passant par Libération … on a pu y lire une accumulation de conneries monumentales.
Un employé à part entière?
Première idiotie, les coréens considéraient le robot comme leur semblable, comme un employé municipal. Voici ce qu’écrit l’article du Parisien : « le robot avait tout d’un employé comme les autres depuis sa nomination août 2023. Il travaillait de 9 heures à 18 heures et possédait même sa propre carte d’agent de la fonction publique. À la différence d’autres androïdes cantonnés à un seul niveau, il pouvait appeler l’ascenseur et passer d’un étage à un autre. »
Notons l’utilisation du terme « androïde », qui désigne un robot d’ apparence humaine. Une simple photo aurait levé l’ambiguïté, car ce robot n’a rien d’humain, et a fortiori ne saurait être confondu avec un employé municipal.
C’était juste une machine achetée par la mairie, pour faire la navette entre les quatre étages de la mairie afin de distribuer courrier et documents administratifs entre les services , tout en diffusant sur son écran LCD les informations municipales. Si la machine était dotée d’un badge , comme les employés de la mairie, c’était - suffit de réfléchir un peu à comment marchent les ascenseurs dans les administrations ! - pour lui permettre de prendre l’ascenseur de manière autonome . D’ailleurs, comment peut-on écrire, s’agissant d’une machine, qu’il « travaillait » de 9 heures à 18 heures? En omettant de parler des vrais fonctionnaires ou techniciens humains qui devaient appuyer sur son bouton marche le matin, et le mettre en charge la nuit …
Une machine douée de « raison »?
Deuxième bêtise, il s’agirait d’un suicide, le premier suicide de robot recensé, et l’affaire ferait la une de tous les journaux en Corée. L’officielle et fiable (?) France Info n’hésite pas à nourrir le mensonge en concluant ainsi sa chronique : « la presse se demande très sérieusement et en première page : "pourquoi ce fonctionnaire assidu a agi de la sorte", ou encore "le travail était-il trop dur pour le robot ? ». Que nenni si ce n’est à vouloir vraiment faire passer les coréens pour des idiots! Ou à confondre tout simplement « une de journal » et « commentaire d’article » !
Car une chose est vraie : les internautes coréens se sont bel et bien déchaînés au bas de l’ article du Daegu Ilbo ! Grâce à DeepL, merveilleux logiciel de traduction, on peut saisir l’essence de ces commentaires défouloirs : « le robot s’est sûrement tué parce qu’il en avait eu marre d’avoir trop de travail » ; « l’enquête devra vérifier qu’il ne s’agit pas d’un cas de harcèlement » ; « C’est moi qui l’ai poussé par derrière »; « Et voilà où passent nos impôts » ; « Il dort dans les escaliers, c’est logique, c’est le chef» ; « C’est sûrement un meurtre » ; « Que la ferraille repose en paix » …
Je me souviens quand j’étais petite, ma mère avait une coccinelle rouge. Et je l’adorais, cette voiture (oui, c’était la voiture , pas l’insecte) . J’étais persuadée qu’elle était vivante… tout comme la Choupette d’un amour de coccinelle, le film produit par les studios Disney, l’un des premiers films que j’ai vu au cinéma. Un jour, j’avais 4- 5 ans, le moteur de la coccinelle rouge a lâché. Maman est venue me voir, et le monde s’est écroulé . J’ai tellement pleuré, elle était partie à la casse , on ne la reverrait jamais. Mais depuis, j’ai grandi. Et j’ai compris que les voitures n’ont rien de vivant, même s’il nous arrive de leur parler et même de les supplier pour qu’elles avancent. Et il en est a priori de même de toutes les machines…À ceux que le bon sens ne suffit pas à faire revenir sur terre, demandez donc à Chat GPT. Il vous confirmera qu’ un robot n’a pas de sentiments humains. Selon l’intelligence artificielle [que les journalistes feraient donc bien parfois de consulter! ], le fait que des employés aient vu le robot tourner sur lui-même est plutôt évocateur d’un bug ou d’une panne dans ses capteurs de géolocalisation que d’un questionnement existentiel ou d’une envie de se suicider. Et cela semble aussi exclure tout acte de sabotage, les employés n’ayant vu personne pousser la machine dans les escaliers…
Pourtant, le respectable (?) Figaro , sort ici grand gagnant entre tous des titres foireux, avec : «Il était l'un des nôtres» : en Corée du Sud, un robot fonctionnaire municipal se jette du haut d'un escalier» . Libération n’est pas en reste, misant de la même manière sur la dramaturgie putaclic, « En Corée du Sud, une enquête ouverte après la mystérieuse chute d’un robot "employé municipal"».
Accidentologie robotique
La chute de ce robot pourrait donc être assez aisément expliquée grâce à l’« enquête menée pour connaître les causes exactes de la défaillance » . Mais ce qu’omettent tous les articles, c’est de dire que l’histoire a surtout conduit les employés de la mairie à exiger des mesures de sécurité plus grandes pour les protéger d’ accidents éventuels avec les robots. [On rappellera qu’il y a quelque temps, un travailleur est mort dans une usine de conserves, écrasé par un robot….]
En Corée du Sud, les robots semblent amenés à se déployer dans l’espace public : le maire de Gumi, Kim Jang-ho, avait d’ailleurs déclaré au Daegu Ilbo en août 2023 acquérir le « robot » pour la municipalité en soutien à l’industrie locale pour encourager « son extension du secteur privé (où elle est déjà très développée) au secteur de l'administration publique ».
La municipalité de Gumi a précisé suite à l'accident qu’elle n’envisageait pas pour l’instant d’ acquérir d’ autre robot pour compenser la perte. Passée l’excitation première, liée au sentiment glorieux d’être partie prenante de la modernité, la mairie aurait déchanté assez vite : le robot s’est avéré plutôt décevant, étant en particulier trop lent à accomplir les tâches qu’on lui demandait…Alors, pour les 40 millions de wons que ça lui avait coûté (associé à un entretien technique de 20 millions de wons par an), la mairie préfère probablement revenir, finalement , à des ressources humaines plutôt que robotiques ! Reste à savoir qui peut bien vouloir faire à ce point passer les coréens pour des idiots…ou à comprendre pourquoi, à la banale vérité technologique, les sites de presse cherchent à ce point à faire du putaclic, avec un exotisme, certes difficilement vérifiable, qui ne fait que conforter ce vieux proverbe : "A beau mentir qui vient de loin "...
Le 14/07/2024 , Clara Delpas
On aurait pu rappeler à l'occasion
Les 3 (+1) lois de la robotique d’Asimov
Ces lois , formulées par Isaac Asimov, auteur américain de science-fiction, dans le roman Cercle vicieux ( Runaround, 1942) et complétées dans Fondation ( Foundation and Earth, 1986) d’une quatrième loi, désignée comme Loi Zéro, fondent la charte éthique adoptée en 2007 par le gouvernement sud coréen pour le développement des robots.
1) Un robot ne peut pas nuire à un être humain. Ni, restant passif, le laisser exposé au danger.
2) Un robot doit obéir aux ordres de l’être humain, sauf si de tels ordres entrent en conflit avec la Première Loi.
3) Un robot doit protéger sa propre existence tant que ça n’entre pas en conflit avec la Première ou la Deuxième Loi.
4) (loi Zéro) Un robot ne peut nuire à l’humanité ni laisser sans assistance l’humanité en danger.
Ces lois ne s’appliquent évidemment ni aux robots militaires, ni aux drones robotisés tueurs dirigeables à distance. Elles n’intègrent pas non plus le fait qu’un robot puisse défaillir et dérailler. Ni qu’on puisse le saboter.
Ou encore la difficile situation des travailleurs en Corée...
En 2023, le gouvernement sud-coréen a réduit la durée maximale légale du travail de 68 à 52 heures par semaine et mené une campagne visant à promouvoir l'équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Mais les habitudes culturelles et sociétales ont la vie dure. Le coût de la vie et les attentes des entreprises continuent à mettre le travail aux premières lignes, dans un environnement hautement compétitif. La pression que subissent les employés au travail pour atteindre leurs objectifs est énorme, entraînant des niveaux de stress élevés et un épuisement professionnel. La Corée du Sud a le taux de suicide le plus élevé des pays de l'OCDE.
Depuis juillet 2024, les travailleurs de Samsung, l'une des entreprises les plus importantes du pays, se sont mis en grève pour réclamer de meilleurs salaires et conditions de travail. Une grève qui serait apparemment historique…