La saga des casseroles

Octobre 2012

Espoirs et désillusions d’une révolution citoyenne

L’Islande est aujourd’hui citée comme un exemple de révolution citoyenne réussie. Le monde entier, des Indignés au FMI, la félicite d’être ainsi parvenue à résoudre la crise économique qui l’avait placé au bord de la faillite. Sur place, le bilan semble beaucoup plus mitigé : et si la Révolution n’était qu’un mythe ?

Reykjavik, août 2012. Près d’un mois que je suis dans l’île des 1000 volcans. Comment se porte l’Islande aujourd’hui ? Difficile de s’en faire une idée claire. Après un périple dans le Nord, me voici ici, dans la principale rue commerçante de la capitale islandaise. Laugarvegur à hauteur du n°46, une cour dans laquelle des enfants font de la bicyclette. 

Deux silhouettes longilignes se détachent dans la nuit : Jon et sa femme peignent sur un mur l’image étonnamment vivante d’un papillon géant au-dessus duquel on reconnaît la lettre sanskrite « om ».

Tiens ! Un symbole d’accomplissement d’une transformation, certes éphémère mais associé à une sagesse millénaire. Serait-ce une métaphore de l’Islande d’aujourd’hui ? Pour Jon Sæmundur, artiste et rocker psychédélique fondateur des Dead Skeletons [1], regard sombre et cheveux longs sous chapeau noir, la « crise » (Kreppa en Islandais)  est « la meilleure chose qui soit arrivée à l’Islande. Grâce à elle, les gens sont revenus à des valeurs essentielles, plus spirituelles. Ils “s’éveillent”. Retrouvent leurs familles, leurs amis et se questionnent sur ce qui compte vraiment pour eux. »

Kreppa ou pas ?

Frappé de plein fouet en 2008 par la faillite de ses banques, ce tout petit pays – 320 000 habitants à peine, dont les deux tiers dans la seule ville de Reykjavik, semble aujourd’hui à nouveau prospère. Les vitrines des magasins de luxe sont bien achalandées et les boutiques de souvenirs pour touristes ne désemplissent pas. Tout comme les bars, les restaurants et les hôtels de la capitale.Une crise? Mais quelle crise ? Le mot, à lui seul, ne provoque souvent que des yeux ronds en guise de commentaire.

On fuit, on rit, une pinte de bière à la main. Anita, une grande et grosse jeune fille aux tresses blondes et à la peau boutonneuse, à l’instar de tous les jeunes rencontrés lors des trois jours de la fête nationale des commerçants (le premier week-end d’août), brandit fièrement une carte de crédit dorée.  « Tout va bien, regarde, on fait la fête, on s’amuse, on boit. » Les cornes de viking en plastique qui surmontent son serre-tête flamboient en clignotant. De tous les autres jeunes et moins jeunes rencontrés, personne ne semble vouloir parler de crise économique. Même sobres.

Hrafnkell Fannar Ingjaldsson, le directeur de la  bibliothèque municipale d’Akureyri, la deuxième ville du pays, au Nord, confirme, d’une voix douce mais presque blasée, après avoir cherché, vainement, dans les bases documentaires, des témoignages écrits sur le sujet : « La crise, c’est du passé, vous ne trouverez personne pour en parler. Ici, l’économie et la politique, ça embête tout le monde. » Sauf peut-être les petits cochons-tirelire roses qui agrémentent les enseignes des magasins Bonus et parlent d’eux-mêmes : ces discounts alimentaires attirent aujourd’hui des familles qui, avant 2008, se fournissaient encore dans les épiceries fines… Ou les militants très catholiques de l’association « United Reykjavik 101 » (lire one-o-one, nom du quartier central de la capitale qui jouxte le port) qui pestent contre la réduction des budgets sociaux. Tous les mardi soirs, dans une ambiance de camp scout, ils offrent, tout sourire, devant le Parlement, des repas à quelques 200 personnes à la rue ou en grande difficulté.

Quand 2008 rimait avec faillite

Retour à l’histoire. En 2008, l’Islande compte alors parmi les pays les plus riches du monde. L’Etat insulaire s’est enrichi en très peu de temps : vivant jusqu’au dernier millénaire de la pêche, et, depuis les années 1970, de la vente d’une partie de ses ressources géothermiques à des géants canadiens (Rio Tinto) et états-uniens (  Alcoa) de l’aluminium,  toute son économie repose depuis la fin des années 1990 sur les investissements financiers d’hommes d’affaires aventureux, les « néo-vikings ». Une vraie success-story… acquise grâce à la hardiesse sans faille de ces conquérants des marchés financiers mondiaux, facilitée par une corruption bien organisée du système tout entier.

Dans les années 2000,  trois banques se partagent les  comptes bancaires du pays : Landbanski, Kaupthin et Glitnir, ouvrant même des filiales à l’étranger. Telle que la banque en ligne Icesave, filiale de la Landbanski, qui a pour clients des milliers de Britanniques et de Néerlandais et même quelques centaines de Français. Ces banques spéculent à tout-va, au total l’équivalent de dix fois le produit intérieur brut du pays.

Aux premiers signes de la crise économique mondiale, la monnaie islandaise est dévaluée de moitié. Puis, la tempête de la crise des subprimes et la chute de la banque américaine Lehman Brothers, le 15 septembre 2008, finissent d’ébranler l’édifice spéculatif. Les banques islandaises se mettent en faillite. Deux d’entre elles (Kaupthing et Glitnir) sont nationalisées. Et le 6 octobre, le Premier ministre Geir H. Haarde (droite conservatrice) annonce à la télévision : « Nous connaissons une situation grave. Les trois banques  les plus importantes du pays ont perdu des millions d’euros en spéculation… » .  

« Gud Välsigne Island »

« Que Dieu sauve l’Islande… » Le chef du gouvernement conclue ainsi son intervention. Le 7 octobre, lendemain de l’allocution télévisée du Premier ministre, la troisième banque, la Landbanski, est nationalisée ; sa filiale en ligne, Icesave, suspend immédiatement toutes les opérations des comptes de ses clients . Retour de bâton immédiat : les gouvernements britannique et néerlandais gèlent tous les avoirs des banques islandaises dans leurs pays, indemnisent les clients… et  se retournent contre l’Islande ! Le 8 octobre, le Royaume-Uni invoque même la loi « Antiterrorisme, Crime et Sécurité », votée en 2001 à la suite du 11 septembre, pour inscrire la République d’Islande sur la liste des pires terroristes de la planète.  La population réagit, non sans humour. Une pétition « We are not terrorists » circule, un site Internet se créé, diffusant les photos ironiques que les Islandais s’amusent à faire, déguisés en terroristes.  Quand ils ne manifestent pas en faisant exploser… des balises de détresse !

Photo : Skúli Þór Magnússon

Fin novembre 2008, un accord de remboursement est trouvé entre l’Islande, le Royaume-Uni et les Pays-Bas. Le FMI (Fonds Monétaire International) débloque un prêt  de plus de deux milliards d’euros, versé en plusieurs fois, au gré des « progrès » du pays.

Mais, la réalité est là : les Islandais sont désormais redevables des dettes de leurs banques, ils sont furieux et le font savoir. Le film documentaire God Bless Island (2010), du réalisateur islandais Helgi Felixson nous les montre, dès le 18 octobre 2008, à Reykjavik, devant le Parlement (Althingi), réclamant la démission du gouvernement.  Le drapeau des magasins Bonus, reflet de ce que nombre d’Islandais pensent désormais des finances du pays flotte sur le toit du parlement, planté là par le jeune Hàkur – qui finira au poste. Sa mère, Eva Hauksdöttir, tient un magasin ésotérique dans le centre de Reykjavik. Et manifeste à sa façon : sorcière blonde vêtue de noir, elle procède, toujours devant le parlement, à des cérémonies de magie noire contre le gouvernement et contre les banquiers afin qu’ils réparent leurs dettes. Elle fesse même publiquement une poupée à l’effigie de Davíð Oddsson, le directeur de la banque centrale d’Islande de 2005 à 2009, l’un des principaux responsables de l’hypertrophie du système banquaire insulaire.

Des initiatives plus pacifiques fleurissent :  l’Islande est mise aux enchères   sur eBay pour 0,99 cents…  et Hörður Torfason, troubadour et apôtre néogandhien de la non-violence, inaugure une tribune d’expression ouverte à tous. Il invite les gens  à sortir de chez eux avec leurs ustensiles de cuisine pour manifester en musique devant le parlement. L’amorce d’une révolution?

La révolution des casseroles

Ces manifestations tonitruantes ouvrent ce que l’on a appelé la « révolution des casseroles ». Elles vont inspirer les groupes d’indignés espagnols et canadiens, auxquels Hörður rend visite, vantant les mérites de la révolution pacifique et de la mobilisation de masse. Pourtant, sur fond de « batucada » de casseroles, les manifestations de l’hiver 2008  ne sont pas exemptes de violences et ne rassemblent pas tant de monde  que cela :   1000 à 2000 personnes au début,  8000 à 10 000   au plus fort du mouvement, début 2009. Mais les manifestants sont très remontés, ils n’hésitent pas à couvrir le Parlement  de « Skyr » (le yaourt local) et de papier toilette, en escaladent les murs, y entrent par les fenêtres. La police use des gaz lacrymogènes et procède à des centaines d’arrestations. Du jamais vu en Islande, aux habitants réputés tranquilles, depuis l’adhésion du pays à l’Otan en 1949.

Fin janvier 2009, le Premier ministre Geir Haarde part sous les huées et les lancers d’œufs…. La ministre des Affaires sociales,  Jóhanna Sigurðardóttir, le remplace. A 60 ans passés, « Sainte Johanna », comme on la surnomme alors, est  depuis longtemps   entrée en politique chez les sociaux-démocrates.  Pour autant, comme dans de nombreux pays du monde, les citoyens ne croient plus en la classe politique… Reflet des mobilisations citoyennes, un nouveau parti émerge et vient s’ajouter aux candidats habituels : le Mouvement des citoyens (Borgarahreyfingin en Islandais). Les élections anticipées du mois d’avril feront entrer 4 de ses représentants au Parlement (qui compte 63 sièges). Un score tout à fait honorable pour ce petit pays qui « n’a pas de tradition de protestation, comme en France », ainsi que le rappelle la députée Birgitta Jónsdóttir [2], l’une des instigatrices de ce nouveau parti. La   coalition socio-démocrates-verts est pour sa part élue à la tête du gouvernement avec 54% des suffrages.

« No Cash… but Ashes » !

Le nouveau gouvernement , sommé de trouver des accords pour rembourser la dette bancaire de Icesave au Royaume-Uni et aux Pays-Bas, envisage en octobre 2009, à la charge entière des contribuables, le paiement de 3,7 milliards d’euros, avec 5% d’intérêts. La loi passe en force au Parlement en décembre 2009. Les manifestations citoyennes se poursuivent de plus belle : la grande majorité des citoyens islandais ne supportent pas l’idée d’être considérés comme des vaches à lait, forcés de rembourser les erreurs des « Money hooligans », tels qu’on appelle désormais les néo-Vikings…

C’est alors qu’entre en scène Ólafur Ragnar Grímsson, le Président de la République, resté en poste malgré la tourmente  de l’hiver précédent, où il avait été pourtant lui aussi mis en cause pour ses discours passés dans lesquels il faisait l’apologie de « ces néo-Vikings à l’esprit d’entreprise si profitable à la croissance de la Nation ». Le Président décide d’exercer son seul pouvoir, un droit de veto devant le Parlement, ce qui a pour effet de soumettre la loi Icesave à un référendum populaire, au grand dam du FMI. En mars 2010, 93,3% de non y répondent. Seule une infime minorité d’Islandais (2% de oui) n’apprécient alors pas de passer pour des brigands auprès du reste du monde.

Juste après, l’éruption de l’Eyjafjallajökull paralyse un temps le trafic aérien, à la grande joie des islandais. Cela ne sonne-t-il pas comme un pied-de-nez de mère Nature à  la fragilité de l’économie mondiale ? « No Cash… but Ashes » …un slogan-choc, présent encore en 2012, … sur les T-shirts-souvenirs du pays !

Le gouvernement revoit sa copie et propose de nouveaux accords, avec un taux d’intérêt de remboursement moindre (3% contre 5). Même scénario : le Président en appelle encore à la voix du peuple. En avril 2011, le « non » triomphe un peu moins, mais totalise tout de même 59,9% des voix. Ce que n’apprécie pas le FMI. Et ne change rien au final : les Islandais doivent  toujours, d’ici 2046, près de 4 milliards d’euros aux britanniques et aux néerlandais. Soit près de 12.200 euros par tête, hors intérêts. 

La nouvelle Constitution

Un souffle politique nouveau émerge cependant. Après le choc de la faillite, du volcan et du referendum, le gouvernement ressent le besoin de mobiliser les  Islandais autour d’un projet constructif : un vaste chantier est lancé, l’écriture d’une nouvelle Constitution : « Au départ, il ne s’agissait que de  réviser un peu plus sérieusement notre Constitution actuelle qui  remonte à 1944 (NDLR :  date  de l’ indépendance avec le Danemark), rappelle Thorsteinn Sigurdsson, l’ex-secrétaire général du Conseil constitutionnel, quinquagénaire barraqué, chauve et jovial. Puis, il s’est agi de la réécrire, car, bien évidemment,depuis 1944,  les choses ont changé. »   À l’automne 2010, un vaste  forum préparatoire au travail du conseil est organisé, réunissant quelques 1200 personnes choisies dans le registre national de la population. Bien que Reykjavik concentre près des deux tiers de la population islandaise, « les participants au forum venaient de toute l’Islande » insiste Thorsteinn. Comme aux temps du premier Parlement démocratique au monde, né en Islande en l’an 935.  Tout un week-end d’octobre, les 1200 délégués forment des ateliers de travail pour réfléchir aux thèmes qu’ils veulent vraiment inscrire dans la constitution. « Le droit des homosexuels depuis longtemps reconnu en Islande, allait par exemple de soi. Celui des transsexuels a été par contre jugé plus anecdotique : impossible de tout retenir, question de place  ! »  commente Thorsteinn.  

Puis, au mois de novembre, les citoyens sont invités à candidater au Conseil constitutionnel créé pour l’occasion. Plus de 500 se présentent, 25 sont élus.  Pas tout à fait des citoyens « ordinaires » à vrai dire. « Comme on s’en doute, les Islandais ont plutôt choisi les candidats qu’ils connaissaient, des gens principalement déjà engagés dans l’action associative ou locale », précise Thorsteinn. On ne s’étonnera pas non plus du taux d’abstention, énorme , de 63 %. « La Constitution ? Bien peu de personnes l’avaient lue et s’y intéressaient » explique Thorsteinn. « Les Constitutions sont plutôt ardues à lire, et ne concernent guère que ceux qui étudient les sciences politiques ! ». Mais la Haute Cour islandaise a aussitôt remis en question la validité des élections. «  Des histoires techniques de bureau de vote trop haut et de bulletins mal pliés, mais qui ont conduit le gouvernement à nommer les membres du Conseil constitutionnel car il était trop compliqué de refaire des élections », précise l’ex-secrétaire général. « Ces nominations, même si elles concernaient les citoyens précédemment élus, n’ont pas été très bien perçues par la  population… ».

Procédure inédite, la participation directe des citoyens est sollicitée au travers des réseaux sociaux. 6000 profils Facebook s’inscrivent.  « L’avantage de passer par Facebook, explique Thorsteinn, c’est qu’il n’y a aucun profil anonyme, les commentaires ne peuvent qu’être sérieux, sinon, l’internaute s’expose au risque de se voir signalé auprès des responsables du site.. »  Une sorte de « démocratie directe » qui a donné lieu à plus de 3000 commentaires. Cependant, même aidés de juristes, les représentants du peuple n’ont eu que quatre mois pour écrire le texte de la nouvelle Constitution. « Un travail de Titan en un temps trop court, admet Thorsteinn, faute d’argent… » Mais une grande première mondiale, assurément.

Une première partie de l’histoire s’est écrite le 20 octobre 2012, date à laquelle les Islandais se sont prononcés par referendum sur certains points de la nouvelle constitution, comme la séparation de l’Église et de l’État ou la protection des ressources naturelles du pays, afin que celles-ci ne soient plus vendues mais uniquement louées.  (NDLR :  à l’heure où ces lignes sont écrites, l’adoption de la nouvelle constitution islandaise est toujours en suspens). La seconde partie s’écrira au printemps 2013 , après les prochaines élections législatives. Le gouvernement actuel, initiateur de la nouvelle constitution, est en effet aujourd’hui particulièrement impopulaire…  

La chasse aux banquiers

Un dimanche de mars 2009, un animateur-vedette de la télévision islandaise fait venir Eva Joly dans son show TV. Eva appelle les Islandais à mener l’enquête et à trouver les coupables de la faillite. L’émission bat tous les records d’audience. Peu après, le gouvernement monte une commission d’enquête et appelle Eva Joly comme conseillère. La commission d’enquête a eu quelque mal à se choisir un procureur général, tant il y avait peu de candidats! Pour tout dire, c’est Olafur Hauksson, auparavant commissaire de police d’une petite ville de province, inexpérimenté en matière de justice économique mais tout à fait indépendant de l’élite accusée d’avoir précipité l’île vers la faillite, qui sera retenu pour ce poste à haute responsabilité. « Eva Joly, elle nous a beaucoup aidé, oui ! C’est une femme fantastique ! » rappelle encore émue  Sigrin Borg Sigurðardóttir, 54 ans, frêle grande femme blonde, qui, depuis la crise, vend à la sauvette les bijoux d’argent et de pierres de lave qu’elle taille à ses heures perdues, pour  compléter son salaire d’assistante maternelle… « Après la crise, j’avais honte d’être Islandaise, d’être de ce pays qui avait coulé tant de monde avec lui…Eva m’ a fait relever la tête ! ». Très populaire en Islande, Eva Joly remet en janvier 2010 un rapport de 2000 pages…  puis arrête sa mission en octobre, officiellement pour cause de campagne présidentielle. Sur le terrain, la commission d’enquête peine à arrêter les responsables, même épaulée d’une bonne centaine de collaborateurs : les néo-vikings ont leurs refuges en Angleterre ou au Luxembourg, par exemple, les procédures d’arrestation sont longues. Quant aux jugements…Parmi la douzaine d’interpellations jusqu’alors réalisées, seules quatre ont été suivies de condamnations : début novembre 2011, deux anciens dirigeants de la banque Kaupthing[3] sont condamnés à reverser les millions d’euros indûment gagnés à la Banque Centrale du pays. En juin 2012, deux autres anciens dirigeants de Byr, une compagnie financière de gestion de fonds[4] sont condamnés à 4ans et demi de prison pour fraude.… Les autres attendent toujours de connaître leur sort.

Les politiques eux-mêmes n’ont pas été épargnés par la vindicte publique, un tribunal ayant spécialement été  créé pour pouvoir les juger : le directeur de cabinet du ministre des Finances au moment de la crise (Baldur Gudlaugsson) a été condamné à deux ans de prison ferme pour délit d’initié ; l’ex-Premier ministre Geir Haarde est lui aussi passé au tribunal, en mars 2012, mais, bien que reconnu comme coupable dans la faillite de 2008, aucune charge particulière n’a pu être retenue contre lui. Il est sorti libre. Et trois ex-ministres de son gouvernement [5]n’ont toujours pas été jugés.

Que sont devenus les principaux acteurs de 2008?

Le Mouvement des citoyens  n’existe plus. Trois mois à peine après son entrée au Parlement, l’un de ses membres décide de siéger « sans étiquette ». Le parti est dissous, faisant place au Mouvement (tout court), dont les représentants n’occupent plus que 3 sièges. « Malgré l’idée de départ (NDLR : pas de leader…), les jeux de pouvoir sont inévitables et la pire chose qui soit»  explique, un brin désabusée la députée Birgitta Jonsdottir. Le Mouvement ne se représentera d’ailleurs pas aux prochaines élections, en 2013. Faute de programme politique.

Même s’il s’est largement investi pour qu’une loi soit adoptée, l’Islandic Modern Media Initiative (IMMI), destinée à garantir la protection des journalistes d’investigation, une protection inscrite dans la nouvelle Constitution.  Dans la continuité de cette loi, un think thank indépendant de la société civile, sur la liberté d’expression et les droits de l’information, est créé : l’International Modern Media Institute, dirigé  par Smàri Mc Carthy, l’un des coordonnateurs du projet Wikipedia en Islande. Des initiatives qui augurent la prochaine création du Parti Pirate islandais, par Smàri et Birgitta, candidat prévisible aux prochaines élections. 

Le Président de la République a pour sa part été épargné de toutes poursuites : fin tacticien, marquant systématiquement son opposition au gouvernement et à ses lois impopulaires (outre la loi Icesave s’ajoutent un projet de loi visant à limiter les quotas de pêche et surtout un projet d’adhésion à l’Union européenne..), le Président a regagné l’estime du peuple : fin juin 2012, il est réélu  à plus de 52% des voix, pour un 5e mandat. Un record absolu de longévité.

Le gouvernement  élu  en 2009  avec 54% des voix est aujourd’hui si impopulaire que les prochaines élections pourraient bien remettre au pouvoir les conservateurs.   « La cote de popularité de la coalition des verts- sociaux-démocrates rase aujourd’hui les 28% », quand celle de l’ancien gouvernement « était encore de 83% avant le début de la crise » résume l’animateur Egill Helgasson.

La sorcière Eva Hauksdöttir a pour sa part fermé boutique. Ruinée, elle est partie vivre en Norvège avec son fils. L’homme qu’elle fessait publiquement par l’entremise d’une poupée (David Oddsson, l’ancien directeur de la Banque centrale d’Islande) a été licencié début 2009. Mais s’en est mieux sorti qu’elle : aucune charge n’a jamais été retenue contre lui. Il est désormais rédacteur en chef du principal quotidien de Reykjavik, le Morgunbladid.

Une révolution manquée

Aujourd’hui, l’Islande se redresse brillamment. Du côté des instances économiques internationales, le satisfecit est unanime : une sortie de crise reconnue, ainsi que l’a annoncé l’OCDE(Organisation de coopération et de développement économiques), en janvier 2012, avec une croissance économique de 2,71% envisagée pour l’année. Une amélioration que beaucoup d’Islandais ne ressentent pas encore, la dévaluation de la couronne ayant quasiment fait doubler les prix, dans cette île tributaire des importations, alors que les salaires sont restés les mêmes. Néanmoins, les choses redeviennent peu à peu comme avant. « Dès que la situation s’améliore les gens retournent à la consommation à tout-va, » constate Birgitta Jonsdottir. En Islande, comme ailleurs, tout le monde continue de vouloir son 4×4 et sa maison…

Plus récemment encore, à la fin de l’été, le FMI, enhardi, a salué le gouvernement islandais pour « son attitude exemplaire vis à vis des banques … », entendez leur nationalisation, une mesure d’urgence prise par le gouvernement renversé par le peuple pour que soit versée l’aide du FMI ! 

C’est décevant, certes, mais force est de constater que la « révolution citoyenne » relève bien du fantasme : « Il n’y a pas eu les changements que l’on pouvait attendre de la mobilisation de 2009 » constate, amère,  Birgitta. Et Smàri Mc Carthy d’enchérir : « Une révolution, c’est un changement complet du système ! Or, ce changement n’a pas eu lieu. » Certes, les citoyens se sont réveillés, ils ont protesté pour ne pas avoir à payer les fautes de leur élite corrompue et pour poursuivre les responsables, ils ont écrit une nouvelle constitution, tenté de nouvelles expériences jusqu’alors inédites comme fonder un parti de citoyens et fait passer une loi pour la protection du journalisme d’investigation. « Mais les Islandais n’ont  pas réussi leur révolution, ils se sont contentés d’un changement de gouvernement. La scène politique est restée la même. Les poursuites ont été peu nombreuses, la responsabilité politique est nulle,   la plaie purulente continue de cracher les exemples de corruption, de clientélisme ou de mauvaise gestion » déplore Smàri. Selon lui, ce qu’il aurait fallu pour que les choses changent vraiment, c’est que les gens « comprennent que tout pouvoir politique est finalement prisonnier de sa capacité à contrôler les conditions de vie ». Autrement dit, poursuit-il, « il aurait fallu que les gens se concentrent sur les infrastructures – ces choses qui vous maintiennent en vie, en introduisant par exemple des monnaies complémentaires paramétrées pour garantir l’approvisionnement alimentaire et la gestion des infrastructures, seuls moyens de garder le moral par temps de crise ! » 

Dans la cour du 46 Laugarvegur, le papillon coiffé d’un om a les ailes peintes déployées, mais figées sur le mur.  La voix grave et légèrement éraillée de Birgitta résonne à mes oreilles «   les gens ont comme perdu le vent qui soufflait dans leurs ailes…   Il faudrait qu’ils ressentent à nouveau le vent sur leur peau pour y croire ! ». Je ne sais que penser de ce que m’a dit Jon : la « vraie » révolution ne peut certes être qu’intérieure, mais si elle a déjà eu lieu pourquoi ne laisse-t-elle pas plus de signes ?  

Le silence et l’immobilisme peuvent être dangereux. Comme l’écrit Jérôme Skalski, dans son enquête sur la révolution islandaise [6]: «  Dans les mains du peuple, un fracas fit se ravaler la morgue de l’oligarchie islandaise. Un silence calculé pourrait bien lui permettre de préparer son retour (…) . » Pour ma part, en Islande, je n’ai pas entendu une seule casserole. Ce n’est pas parce que toutes les casseroles sont pleines, ni parce qu’il n’y en a plus, ni même parce qu’il n’y aurait plus de raisons de faire du bruit dans la rue. Non, c’est juste parce qu’il n’y a plus personne pour les faire sonner !

Chronologie des événements

2008

  • octobre : allocution télévisée du premier ministre Geir Haarde. « Que Dieu sauve l’Islande » (6) le Royaume Uni inscrit l’Islande sur la liste des terroristes de la planète (8) ; la bourse islandaise ouvre en baisse de 76%(14) ;début de la mobilisation citoyenne (18 )
  • novembre :  des accords de remboursement sont passés entre l’Islande et le Royaume Uni (20)
  • décembre : 30 manifestants entrés dans le Parlement  sont arrêtés par la police. Neuf d’entre eux (le groupe « Rejkyavik 9 » ou RVK9) passent en procès pour dégradation de biens publics. Acquittés, ils sont toujours sous surveillance policière. (8) ; à l’occasion d’un débat télévisé où intervient le Premier ministre conservateur, des manifestants furieux prennent d’assaut l’hôtel Borg. Bilan : 200 arrestations. (31)

2009

  • janvier : après des semaines de manifestations, les députés des différents partis décident de dissoudre le gouvernement et d’organiser des élections anticipées dès le mois d’avril ( 26)
  • mars: intervention d’ Eva Joly à la télévision islandaise ; mise en place d’une commission d’enquête sur les causes de la crise.
  • avril: le  parti socio-démocrate est élu au pouvoir,  avec les Verts  (54% des voix) ; e Mouvement des citoyens recueille 7,2% des voix. (24)
  • août : le Mouvement des citoyens est dissous, faisant place au Mouvement.
  • décembre: première loi IceSave

2010

  • janvier: remise du rapport d’Eva Joly au gouvernement sur les causes de la crise
  • mars: premier referendum sur  la loi IceSave : Non (93%)
  • avril: entrée en éruption de l’Eyjafjallajökull
  • octobre: forum national sur la nouvelle constitution. démission d’Eva Joly, officiellement pour cause de campagne présidentielle
  • novembre: lancement des élections pour le Conseil Constitutionnel

2011

  • avril: deuxième referendum sur  la loi IceSave : Non (59 ,9%)
  • mai -juillet: écriture de la Constitution par les Citoyens
  • novembre: condamnation de deux anciens dirigeant de la banque Kaupthing

2012

  • mars: Non-lieu pour l’ex-premier ministre Geir Haarde , inculpé dans la crise
  • juin : Condamnation de deux anciens dirigeants dela compagnie financière de gestion de fonds Byr (Byr. Savings Bank); Réélection du Président de la République, en poste depuis 16 ans, pour un 5ème mandat
  • juillet : Impopularité maximale pour le gouvernement  en place (2 3)
  • août :  Félicitations du FMI à l’égard de l’Islande  (31)
  • octobre  : Référendum sur la nouvelle constitution

Le petit peuple se fout bien de la crise

L’Islande est le pays des elfes, des trolls, des fées, des gnomes et autres petits génies. Là bas, on taille le bois des ponts pour qu’il épouse la forme des rochers, de peur de déranger l’un des représentants du petit peuple caché. Et on intercède auprès d’eux lorsque l’on veut construire une route pour ne pas risquer de voir le chantier empêché par de mystérieux bris de machines de construction ou par des maladies non moins mystérieuses affectant les ouvriers qui y travaillent.

Erla Stefansdóttir est une spécialiste de ce peuple invisible, elle est en communication directe avec eux. Que pensent-ils de la crise islandaise ? Absolument rien ! « Ils s’en foutent ! » (en français dans le texte). Cela ne les affecte pas, ils sont autonomes et peuvent très bien vivre sans nous. 

Ce que confirme le vendeur du meilleur hot-dog de Reykjavik dans le quartier 101 (one-o-one), qui dit les compter pour clients : « iIs sont très riches, ils ont beaucoup d’or et matérialisent eux-mêmes leurs monnaies »

Mais quand on leur demande si ces merveilleus êtres auraient pu faire quelque chose pour les sauver de la faillite, ils sont unanimes : « Mais pourquoi nous aideraient-ils ? Pourquoi se sentiraient-ils responsables d’un problème qu’ils n’ont pas créés ? »


[1] Jon Saemundur, fondateur des Dead Skeletons et ami d’Anton Newcombe, des Brian Jonestown Massacre,  dont il a fait la pochette du dernier album (Aufheben), celle-là même qu’il reproduit sur son mur

[2] Birgitta, poète et vidéaste, est aussi très liée à l’affaire Assange et aux droits de l’information : elle a produit une video à partir de documents communiqués par Wikileaks, montrant des soldats américains tuer des civils irakiens. À la suite de cette affaire, début 2011, les comptes de tous ses réseaux sociaux ont été placés sous surveillance par le gouvernement américain…

[3] Sigurdur Einarsson et Ingvar Vilhjalmsson 

[4]  Jon Thorsteinn Jonsson et Ragnar Zophonias Gudjonsson

[5] Solrun Gisladottir (Affaires étrangères) Bjoergvin Sigurdsson (Commerce) et Arni Mathiesen ( Finances)

[6] Jérôme Skalski « La révolution des casseroles – chronique d’une nouvelle constitution pour l’Islande » Editions La Contre Allée Coll. Un singulier pluriel , 108 pages (04/10/2012)

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