À défaut d’autres moyens d’action contre la maladie de Chagas, les programmes sanitaires en Amérique du Sud ont privilégié les campagnes de désinsectisation visant à éliminer des maisons les vinchucas, punaises qui transmettent la maladie. Une stratégie efficace ? Un reportage multimédia.
Paru sur le site de Science Actualités le 12/08/2010
Une zoonose parasitaire ignorée
Avec près de 50 millions de personnes vivant dans des zones à risque et 9 millions de personnes infectées, la maladie de Chagas est bien plus répandue que le paludisme en Amérique latine. Elle reste pourtant ignorée de nombreux guides touristiques… et des programmes de recherche. Cette zoonose parasitaire est due à un protozoaire flagellé Trypanosoma cruzi (T. cruzi) transmis par les excréments de vinchucas (grosses punaises suceuses de sang) contaminées. Logiquement, le contrôle de la maladie de Chagas devrait donc passer par une lutte sans merci contre les vinchucas. Et, de fait, dans les pays concernés par la maladie, c’est-à-dire tous les pays d’Amérique centrale et du Sud, depuis le Mexique jusqu’au nord de l’Argentine, les programmes de lutte contre la maladie consistent en des campagnes de désinsectisation.
Qu’est-ce que la maladie de Chagas ?
La maladie de Chagas ou trypanosomiase américaine est une maladie parasitaire qui se transmet notamment à la suite d’une piqûre de punaise. Après avoir prélevé sa ration de sang chez sa victime, la punaise doit « lâcher du lest » pour espérer s’envoler à nouveau vers d’autres cieux… Or ses déjections sont contaminées par des colonies de Trypanosoma cruzi (T.cruzi), le protozoaire flagellé responsable de la maladie de Chagas. Se gratter au point de piqûre est une opération à haut risque car la victime favorise ainsi la pénétration des déjections contaminées de la punaise dans son sang, ou, plus indirectement, récupère des fécès de vinchucas sous ses ongles risquant alors, rien qu’en se frottant les yeux, d’introduire le parasite dans son organisme par la muqueuse conjonctivale. La maladie peut également se transmettre par d’autres voies : grossesse, transfusion, voie orale…
La primo-infection peut être totalement asymptomatique ou ressembler à un syndrome grippal. Il existe des tests de diagnostic sérologiques permettant de confirmer l’infection et un traitement anti-parasitaire qui donne d’assez bons résultats, pour peu qu’il soit administré suffisamment tôt. Lorsqu’elle n’est pas létale (la maladie est mortelle dans 5% des cas), cette primo-infection passe relativement vite, mais la maladie de Chagas peut aboutir, après des années de silence (jusqu’à trente ans !) au développement d’une forme chronique, affectant principalement les tissus nerveux du cœur (troubles de la conduction) et du système digestif. La forme digestive entraîne, après plusieurs années d’évolution, la constitution de méga-organes, notamment un méga-œsophage et un méga-côlon.
Des vinchucas et des hommes
Les campagnes de désinsectisation sont globalement efficaces, au vu du nombre de personnes malades qui semble avoir diminué de près de moitié au cours de ces vingt dernières années, passant de 17 millions à 9 millions (dernières données épidémiologiques disponibles, OMS 2006 pour l’Amérique du Sud). Avec ses 9,7 millions d’habitants, la Bolivie continue cependant d’être le pays le plus touché : près de 1,5 millions de personnes, soit 15% de la population, sont infectées. Ces chiffres, qui reposent sur les estimations nationales, sont vraisemblablement en dessous de la réalité puisque le seul moyen d’établir précisément combien de personnes sont atteintes serait de procéder à un diagnostic sérologique systématique de l’ensemble de la population, ce qui n’a jamais été réalisé.
La Bolivie reste en 2010 le pays le plus pauvre d’Amérique latine (1). Pourtant, depuis 2003, la maladie est considérée comme une priorité nationale : le Programme National de Chagas (PNCH), mis en place par le ministère de la Santé de Bolivie, repose sur de vastes campagnes gratuites de désinsectisation. Un programme de santé publique salué au départ mais qui, année après année, semble s’épuiser : malgré tous ces efforts, les vinchucas continuent d’envahir les maisons. La raison en est simple : les logements ne sont pas toujours accessibles aux équipes de désinsectisation. Et ce, pour des raisons qui n’ont pas toujours à voir avec les contraintes logistiques. Par exemple, dans la région de Sucre, l’une des régions les plus contaminées de Bolivie, certaines populations indiennes vouent encore à ces punaises une véritable fascination, au point de fermer leurs maisons aux autorités responsables de la désinsectisation ! « À force de cohabiter avec, ils ont appris à aimer ces insectes sélectifs qui se nourrissent de sang avant le chant du coq. Ils les ont fait entrer dans leur vision cosmologique et s’en servent même pour l’élaboration de breuvages fortifiants ! », explique le Dr Alfredo Caballero Zamora, de l’université San Francisco Xavier de Chuquisaca, à Sucre (2).
Il y a aussi certainement un problème d’éducation sanitaire des populations qui ont coutume de laisser traîner autour de leur domicile tas de pierres et autres abris possibles pour les punaises, lesquelles peuvent ainsi échapper aux produits de désinsectisation tout en restant à proximité des maisons. Mais il existe aussi une autre raison, biologique celle-là : en Bolivie, leur terre d’origine, les vinchucas, déjà là du temps des dinosaures, comportent dix-sept espèces différentes. La plus commune et également la plus dangereuse, Triatoma infestans, est domestiquée dans les maisons de pratiquement toute la zone d’endémie. Mais, ce qui incite le plus au pessimisme est que cette vinchuca subsiste encore à l’état sauvage. Les populations sauvages restent tout simplement inaccessibles aux campagnes de désinsectisation, tout en restant un véritable vivier pour des réinfestations futures.
Vinchucas des villes, vinchucas des champs
Le Dr François Noireau, de l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD), traque l’insecte depuis plus de dix ans en Bolivie, après l’avoir pisté au Brésil. Pour lui, « il ne fait aucun doute que ces vinchucas sauvages participent à la réinfestation des maisons ». Ce que semblent confirmer les témoignages des habitants qui voient, à la nuit tombée, les vinchucas voler depuis les rochers voisins en direction de leurs maisons, attirées par la lumière. Mais, à l’heure de la biologie moléculaire, ces observations pleines de bon sens doivent être confrontées à l’épreuve de la génétique. « Aujourd’hui, constate François Noireau, les relevés de terrain et les analyses génétiques semblent bel et bien prouver que ces populations sauvages existent dans une grande partie de la Bolivie et qu’elles sont susceptibles de réinfester les maisons. »
Ces études sont complétées par des observations d’ordre sociologique, telles que celles réalisées à l’occasion des fêtes religieuses. « Les rites andins qui se déroulent à l’occasion du festival de la vierge d’Urkupiña pourraient permettent d’expliquer en partie la dissémination actuelle des punaises sauvages jusque dans le nord de l’Argentine », affirme François Noireau. Apparue dans les années 1970, cette fête se déroule tous les ans dans les environs de Quillacollo (17°26’S 66°17’W), l’un des sites d’étude de l’IRD. Elle rassemble autour du 15 août près d’un million de pèlerins venus de toute la Bolivie et même du nord de l’Argentine. Avec des rites qui sont autant d’explications à un rapprochement avec les vinchucas sauvages : par exemple, casser à la pioche des rochers et les garder chez soi jusqu’à l’année suivante est certainement l’occasion pour tous ces pèlerins de rapporter quelques vinchucas à la maison.
Une maladie mondialisable ?
Heureusement pour le reste du monde, la vinchuca responsable de la maladie de Chagas, version sauvage ou domestique, n’a jamais été retrouvée en dehors du continent américain. Mais il n’en est pas de même du trypanosome, le parasite responsable de la maladie de Chagas. « En effet, il existe d’autres modes de transmission du parasite que le contact avec la vinchuca », constate François Noireau. « Avec le développement de l’immigration sud-américaine, voire du tourisme, la maladie de Chagas peut être amenée à se répandre bien loin de ses terres d’origine. »
Selon l’OMS (3), elle est maintenant présente aux États-Unis, au Canada, dans le Pacifique occidental ainsi qu’en Europe. La transmission mère-enfant explique, par exemple, que des enfants d’émigrées sud-américaines atteintes contractent la maladie pendant la gestation. « Une femme enceinte infectée a de 3 à 5 % de risques de transmettre le parasite à son enfant », précise François Noireau. Il existe aussi une transmission par voie sanguine, invitant à la vigilance quant aux transfusions ou greffes d’organes. Ainsi, en 2005, à la suite de cas de sang contaminé par le parasite à la banque de sang de Cayenne (Guyane française), une procédure de dépistage sérologique de la maladie de Chagas a été mise en place par l’Établissement français du sang (EFS) pour toutes les personnes à risque d’avoir été infectées. (En France, depuis lors, toutes les personnes ayant séjourné en zone d’endémie sont interdites de don de sang dans les quatre mois qui suivent leur retour.)
Enfin, la transmission par voie orale semble plutôt accidentelle – si ce n’est peut être pour quelques Indiens quechuas, avec leurs boissons rituelles à base de vinchucas – mais le risque est réel : en 2005, à Florianopolis (Brésil), une épidémie de maladie de Chagas chez des dizaines de touristes a trouvé son explication dans les pratiques des marchands de jus de canne à sucre : les échoppes ambulantes éclairées étaient placées juste sous des arbres infestés de vinchucas sauvages. Attirés par la lumière, les insectes venaient s’y brûler, tombant directement dans les jus ! En Amazonie, la production artisanale de jus d’açaï, un fruit tropical, a été également citée comme responsable de petites épidémies de la maladie. Au-delà de ces épiphénomènes, un constat inquiétant s’impose : pour l’OPS (l’Organisation Pan-Américaine de la Santé), la maladie de Chagas fait toujours partie des maladies « orphelines ». Et ce n’est pas le grand nombre de cas recensés qui en fera mentir la définition, puisque la maladie touche encore majoritairement des communautés indigènes vivant en zone rurale, en dessous du seuil de pauvreté… Or, « maladie orpheline », il faut le rappeler, signifie maladie délaissée par la recherche faute de débouchés commerciaux suffisants pour les laboratoires pharmaceutiques. Reste l’espoir que, du fait des difficultés à éliminer le vecteur mais surtout de l’extension de la maladie à d’autres populations dans le monde, la recherche pour lutter contre la maladie de Chagas prenne enfin son essor.
(1) Selon les données de l’Agence canadienne de développement international http://www.acdi-cida.gc.ca/acdi-cida/ACDI-CIDA.nsf/fra/JUD-129112821-MB…, un Bolivien sur cinq vit avec moins de 1,25 $ par jour.
(2) Caballero Zamora A – « Actitudes y creencias de los Indios Quechuas de la provincia de Zudanez, Departamento de Chuquisaca, Bolivia, frente al vector de la enfermedad del Chagas ». Travail co-financé par les instituts belges et suisses de recherche sur les maladies tropicales.
(3) OMS – Aide mémoire n°340 – Maladie de Chagas (trypanosomiase américaine), juin 2010. (http://www.who.int/mediacentre/factsheets/fs340/fr/index.html)
En août 2011, François Noireau est décédé accidentellement à son domicile de Cochabamba. Pensées pour ce scientifique et médecin humain hors-pair.
(1) Selon les données de l’Agence canadienne de développement international http://www.acdi-cida.gc.ca/acdi-cida/ACDI-CIDA.nsf/fra/JUD-129112821-MBV#a1, un Bolivien sur cinq vit avec moins de 1,25 $ par jour.
(2) Caballero Zamora A – « Actitudes y creencias de los Indios Quechuas de la provincia de Zudanez, Departamento de Chuquisaca, Bolivia, frente al vector de la enfermedad del Chagas ». Travail co-financé par les instituts belges et suisses de recherche sur les maladies tropicales.
(3) OMS – Aide mémoire n°340 – Maladie de Chagas (trypanosomiase américaine), juin 2010. (http://www.who.int/mediacentre/factsheets/fs340/fr/index.html)